Cocteau : extraits(s)

INTRODUCTION

« Je tremble, je meurs, je recommence chaque matin« . Jean Cocteau, lettre à Max Jacob, mars 1926
Son nom, ici, symbolise une dérive. L’écrivain que Maïakovski visita, dès son premier voyage à Paris, traverse une longue crise d’estime due à son activité protéiforme, à sa rivalité personnelle avec Breton et au pompiérisme qui grève sa dernière période, saturée d’Orphées en céramiques. Inégalement respecté, facilement haï, presque toujours soupçonné d’être inférieur à sa réputation, Cocteau est souvent réduit au coq-à-l’âne que son nom évoque, pour son malheur. “ Un will of the whisp, une émanation falote du gaz des marais ”, disait Claudel, qui le jugeait “ profondément superficiel ” , en ignorant que Nietzsche louait précisément les Grecs d’avoir été “ superficiels par profondeur ”.
De son vivant déjà, les razzias géniales vers le théâtre, le dessin ou la sculpture de cet homme hanté par le vieux rêve d’art total étaient mal vues. Les places étant chères, dans l’antichambre de la postérité, on lui contestait déjà toute originalité ; des gens n’ayant pas un seul de ses talents l’accusaient d’imposture, attribuant tel de ses poèmes à Max Jacob et de ses dessins à Picasso, que sa force granitique fit toujours passer pour génial, même quand il pillait ses voisins, ou n’était guère plus profond que son geste. Dû à une sexualité encore mal vue, à des origines trop clairement bourgeoises, à une “ mondanité ” effective durant ses seules années de formation, ce rejet se reproduit depuis lui-même, à la façon des préjugés de classes ou de race. Plutôt que de s’attacher à lire son œuvre protéiforme, ou de plonger dans son imaginaire proliférant, on s’en tient aux clichés — “ acrobate ” et “ touche-à-tout ” — qu’il suscite immanquablement. Pire qu’un maudit, il est un peu-lu et un mal-perçu, victime d’une paresse intellectuelle qui en pousse beaucoup à le réduire à sa nature supposée, même quand ils professent l’anti-psychologisme : il est plus difficile de briser un préjugé qu’un atome, disait déjà Einstein (…)
Son œuvre manque sans doute de ces gros romans qui assoient un homme, ou de ces poids lourds qui font un dramaturge — mais on pourrait en dire autant de Gide. Dispersée entre des dizaines d’éditeurs et de genres, difficile à lire exhaustivement, elle évoque moins un continent que ces vastes archipels instables où l’on parle toutes sortes de langues. Sans doute contribua-t-il à son discrédit en s’exposant trop et en soulignant ses volte-face, mais il était incapable de préméditer. L’écriture ne lui venait qu’à des moments imprévisibles, et presque jamais devant une table ; il griffonnait sur un paquet de cigarettes puis débordait sur toutes les surfaces disponibles, avant de finir par dessiner, sans trop y réfléchir. Il ignorait si ce qu’il faisait était excellent ou fade : il faisait, comme les forgerons forgent ou les abeilles butinent (…)
Tout en lui était bizarre. Ses cheveux poussaient de travers, ses dents étaient mal plantées, son visage grisait l’asymétrie. Affligé d’abcès dentaires, d’insomnies récurrentes, d’allergies incontrôlables, il était l’otage de forces incontrôlables. Certaines de ses œuvres sont si contraires, comme Parade et Renaud et Armide, qu’on craindrait de provoquer un court-circuit en les posant face à face. La foudre semblait toujours sur le point de frapper cet inspiré dont les réactions étaient si imprévisibles et déroutantes que son apparition sur terre, parmi la floraison des espèces, pouvait passer pour un accident.Jamais il ne réussit à unifier ses désirs, ni même à s’imposer une ligne. Partagé entre l’anarchie foncière de ses composantes et son besoin physique de sérénité, il abrita un conflit permanent de tendances qui le rendait indifférent à la politique et que seul l’opium apaisait. Non seulement il avait sans cesse besoin de changer d’activité, mais il lui fallait toujours faire migrer son âme, comme les Inspirés et les croyants ; ses textes eux-mêmes se métamorphosaient en cours de route, emboîtant les récits comme autant de poupées russes, franchissant les murailles pour quitter la chambre où il fumait afin de rejoindre celle où, quinze ans plus tôt, Proust agonisait(…)
Les moindres variations dans l’air du temps lui faisaient redéployer ses antennes. Il s’enfermait, s’immergeait ou se droguait pour en ressortir autre après quelques semaines. Son esthétique avait changé, son écriture se faisait plus tendue ou imagée ; il ne croyait plus aux avions, mais en Dieu, aux gratte-ciel mais à la rose ; la lumière s’était enfin faite, le “ bon ” cycle commençait depuis qu’il avait découvert les valeurs qui lui allaient. Son ancienne peau tombait déjà ; un animal neuf s’exprimait, impatient de faire entendre au monde sa voix : “ Toutes les roses perdent leurs joues / sur le tapis combien de masques ”, écrira-t-il dans “ Locutions ” .Ce perpétuel devenir interdira à Cocteau tout répit, un demi-siècle durant. Toujours à courir derrière une version de lui-même, il jouira en une vie de cette prolifération existentielle que le Bouddha assure à son disciple, via ses avatars passés ou à venir. C’était son “ karma ” : né sur la roue des réincarnations il y mourrait sans cesse, à la façon d’un hindou égaré dans un mondre resté chrétien.
Pour entendre NICOLE GARCIA lire un autre extrait de cette biographie, dans l’émission  » Je déballe ma bibliothèque« , sur France-culture

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